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« Mon histore de bottes en caoutchouc »
(entre la honte et la fierté)

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par JOACHIM


       Je me souviens exactement de la première fois où je pris conscience que j’aimais vraiment porter des bottes en caoutchouc. J’avais quatorze ans. Il avait plu toute la nuit, et en ce lundi, ma mère m’avait dit : mets tes bottes en caoutchouc pour aller au collège. Ce que je fis. Mon jeans était trop serré pour que je puisse mettre mes bottes sous mon pantalon. Alors j’ai enfilé mes Aigles marron à même le jeans. Ma jambe a glissé dans le caoutchouc, glissant sous la doublure du coton et la douceur du caoutchouc. J’étais comme en apnée. Quand je suis sorti, pour aller chercher mon copain de collège, la pluie tombait encore, mais il y avait dans l’air comme une lourdeur, un temps moite. Quand je suis arrivé à sa porte, la première chose qu’il vit, ce furent mes bottes en caoutchouc. On est allé au collège, et pendant tout la durée du chemin, il ne cessait de regarder les pas que faisaient mes bottes. Etait-il fasciné ?

       Je savais que je transpirais mais à ce point, non. En vingt minutes de marche, la chaleur du caoutchouc commençait déjà envahir mes jambes ; je sentais mon jeans s’humidifier. Je n’ai jamais compris pourquoi à ce moment, j’avais comme un sentiment de gêne et de plaisir. Le paradoxe des bottes en caoutchouc. D’un côté le regard posé sur vous, ces mêmes questions qui reviennent, et moi, comme un conquérant, je marchais en bottes vers mon collège où j’allais comprendre qu’on pouvait fasciner et être insulté en même temps.

       Vous avez remarqué comme on vous mate quand vous êtes en bottes. J’avais quatorze ans, dans ma classe, mes bottes en caoutchouc semblaient être le sujet de conversation numéro un. J’étais le seul à en porter, les autres étaient venus plus-tard, après la pluie.

       - Mais pourquoi t’es en bottes ?, m’avait-on posé.

       - Il pleuvait ce matin, alors j’ai mis mes bottes, avais-je répondu comme une évidence.

       - Et tu n’as pas trop chaud ?

       Bien sûr que j’avais chaud. Je brûlais même. Je sentais mon jeans trempé, et quelques gouttes de sueur, en permanence, glissaient le long de mes jambes, brûlaient mes chaussettes, sûrement en nylon. Et plus je pensais à ça, plus je m’en délectais. Et plus on me posait la question, plus je transpirais. Un cercle vicieux.

       Ce fut ce jour où mon professeur de mathématiques m’appela pour que j’aille au tableau résoudre un problème dont je n’avais pas la réponse. Du fond de la classe jusqu’à l’estrade, j’entendais et j’entends encore le bruit spongieux de mes pas dans mes bottes. Des gouttes de sueur perlaient sur mon visage ; mes aisselles prenaient possession de ma chemise. Et j’étais là sur l’estrade, cherchant la solution au problème, à transpirer de plus en plus, à cuire sans fin dans le caoutchouc. Puis je repartis vers le fond de ma classe, liquéfié, méprisé par mon professeur qui avait le don de vous humilier quand vous étiez nul, quand j’entendis, de la part d’un élève de la classe : « Putain, mais qu’est-ce que tu sues ! ». Si j’éprouvais l’humiliation de l’insulte en rougissant, pendant quelques secondes le visage luisant, l’odeur du caoutchouc chaud se répandant dans la salle de cours, je pouvais deviner, au regard qu’on me fixait, que pour certains, cette odeur était un délice, ou à vomir… Il n’en restait pas moins, que pour moi, dans mes bottes, je me sentais invincible, allez comprendre.

       A l’heure du déjeuner, je cherchais dans la cour de ce collège si d’autres que moi portaient cet insigne, et quelle ne fut ma surprise de savoir que je n’étais pas le seul. Dans la fin des années 70 jusqu’au début des années 90, les bottes étaient souvent portées. Des bottes Aigle, ou d’équitation, ou en PVC. Quelquefois, j’essayais de suivre du regard mes « compatriotes », écoutait leurs pas mouillés dans leurs bottes, comme un bruit de succion. D’autres comme moi, auréoles aux aisselles, traces d’humidité sur le dos de leurs chemises, essayaient, en vain, de faire le moindre bruit dans leurs bottes pour ne pas avoir à répondre à ces flots de questions sans réponse. Et en même temps, enfer de la timidité, je n’allais point voir mes frères, ignorant s’ils étaient comme moi nés pauvres, ou s’ils adoraient porter leurs bottes de caoutchouc.

       Mon pote de collège m’avait lâché. La lâcheté de l’amitié collégienne… On veut être comme tout le monde… Avoir un copain qui se démarque et c’est la fuite, comme ces filles qui voudraient bien qu’on sorte ensemble, mais quand même pas avec un mec qui est en bottes. Et de toutes façons, elles ne m’attiraient pas. Et comme né pauvre, je n’avais qu’une paire de tennis usée par l’été, dès l’automne je portais mes bottes en caoutchouc, comme on porte le fardeau de sa pauvreté. Et pourtant j’en éprouvais une force, celle peut-être des gueux.

       C’est l’année suivante que je trouvais mon botteux. On venait d’arriver tous les deux en internat. Et si le lundi il pleuvait, je savais que je porterais mes bottes de caoutchouc toutes la semaine… Avec les colles que je prenais, jusqu’au samedi. Il m’avait semblé tout de suite que c’était la même chose pour lui. Puis un jour nous nous sommes assis côte à côte, en classe, avec nos bottes de caoutchouc, notre signe de reconnaissance. Avons- nous joué ensemble avec nos bottes sous notre table, sûrement. Je me rappelle comme on se sentait invincibles dans la chaleur de nos salles de classe. Changer de lieu, à chaque intercours, ce bruit si distinct de la transpiration qui bruissait dans nos bottes ; ne plus être seul, mais être deux. Un matin, je lui racontais, comment le soir, dans ma chambre où nous étions trois adolescents à dormir, quand j’enlevais mes bottes après les avoir portées pendant treize heures, l’effluve fumante qui remontait, le regard posé de mes collègues de chambrée sur moi, hallucinés par l’odeur du caoutchouc, masquant l’odeur tout aussi terrifiante de leurs tennis… Mais il n’y avait qu’à moi qu’on faisait des commentaires sur mon odeur de pieds et d’aisselles. Il m’avait répondu : « qu’est-ce qu’on en a à foutre, je ne vis pas la même chose que toi, mais presque ». Il avait raison, il ne suffit pas d’aimer les porter, il faut les assumer.

       On allait ensemble au petit déjeuner. Il arborait fièrement ses bottes. Ses jambes et ses mollets étaient fins. Je voyais le caoutchouc de ses bottes se coller à son pantalon, puis se décoller au fil de ses pas. Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui, avoir une démarche aussi élégante quand il était en bottes. Le soir quand on faisait nos devoirs ensemble dans la salle d’étude, cette odeur reconnaissable, qui au fil de la journée devenait plus tenace. Un sentiment, un lien... J’aimais comment il les portait, c’est impossible à écrire ; ce sont des images gravées, là, dans les limbes de ma mémoire. On savait qu’on viendrait, dès que la pluie tombait le lundi matin, en bottes, en pension. Qu’importe que le soleil fasse son apparition dans la cour de récréation, parce que tout le monde sait, comme le dit le dicton, qu’après la pluie, vient le beau temps… et le soleil qui se reflète sur nos bottes, comme une légère réverbération, la chaleur des rayons de soleil frappant sur le caoutchouc. Nos conversations, nos odeurs mêlées, cet éveil à autre chose, cette envie d’autre chose, cette impossibilité d’en parler. Les regrets qui viendront plus tard de ne pas avoir osé, et ce visage blond, luisant qui disparait en vieillissant, mais ce remords, qui en vieillissant reste toujours intact.

       De treize ans jusqu’à 36 ans, je mis souvent des bottes pour aller en cours puis pour travailler aussi. Je me rappelle avoir pensé à lui, il y a deux ans, quand arrêté par les forces de l’ordre, pour un incident de code de la route, il fallut que j’aille à la gendarmerie. J’étais en bottes de caoutchouc, trempé de sueur par « l’arrestation », pataugeant dans mes bottes après une journée de travail. Ce jour là, j’éprouvai une certaine forme de honte quand, devant quelques gendarmes, il fallut que je les enlève : l’odeur était intenable… Mais le regard des policiers posés sur moi, me fit penser à cette phrase : « Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? » Est-ce que cela voulait dire : assume tes choix ?

       Pour certains, mettre des bottes en caoutchouc c’est le signe extérieur de la pauvreté, le signe de la honte. Pour moi, comme pour d’autres, ce fut le signe d’un plaisir, d’une obsession, d’une élégance, d’une odeur. Quand je les porte encore aujourd’hui, j’ai impression d’être le KING OF THE WORLD. Il me manque simplement ce petit pas, je dirais, de ne plus avoir honte de moi. J’en suis loin encore.

JOACHIM



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