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Pascal Bourcier
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Kihm & Dimey à Troyes, trente ans après (1987)

         Et puis, cette année, je le redécouvre encore au détour des milliers de lignes de son écriture serrée noircissant les centaines de pages d'une étude sur Cocteau. Le tout étiqueté, classé dans des dossiers bruns que jamais personne ne réclame à la bibliothèque. J'ai beau y faire: je ne parviens pas, dans ce silence pesant des années mortes, à retrouver la vie de KIHM et de DIMEY. Les années passées m'oppressent, moi qui ne les ai pas vécues.
         Derrière les vitres de la petite salle de lecture, la vie, leur vie, sans cesse présente m'appelle. Et comme pour répondre à cette attente, le bourdon de la Tour Saint Pierre retentit. En ces chaleurs d'été, un podium encombre le parvis de la cathédrale, annonce d'une création théâtrale locale. Je souris. Jean-Jacques, le fondateur du Festival Populaire de Troyes et de la Champagne, n'aurait pas renié ce retour aux sources, lui qui monta son Oedipe ou le silence des dieux à Troyes même, en novembre 1961, alors que j'avais cinq mois à peine.
          Et Troyes, tout entier, se souvient de cet "homme qui succombe à ses tentations et qui le sait" (7). Je me prends à rêver. KIHM et DIMEY... Jean-Jacques et Bernard... Et c'est, chose rare, Bernard qui me revient le premier à l'esprit:

               "Nous les regretterons longtemps ces baobabs enfermés avec nous dans la cour évanouie
                Dans nos royaumes, mes petits gars... Et nous en rêverons longtemps.

                Mais si tout se meurt sans feu
                Ni lieu
                Nous n'y retournerons jamais les doigts tout tachés d'encre comme ils étaient en ce temps-là...
                Si nous y retournions une fois
                Une seule fois
                Pour voir et pour y retrouver...
              
On ne retrouverait plus rien, plus rien du tout, mes petits gars, de ces royaumes fabuleux que l'on possédait, rien qu'à nous —Pourtant...(8)

          Pourtant , il me suffit, là, en 1987, d'ouvrir une porte et le charme s'opère de nouveau. Rue Georges Clémenceau, c'est M. Pialoux qui me déniche un exemplaire jauni des Kermesses d'Antan de B. Dimey et retrouve des souvenirs qui n'attendaient que le chaland pour de nouveau s'extérioriser, se propager... KIHM et DIMEY ? C'était hier; c'est aujourd'hui. KIHM se donnait déjà l'image sérieuse, quelque peu distante, de l'universitaire respectable qu'il deviendra en 1969, tandis que DIMEY annonçait, par son négligé même, la vie de bohème qui deviendra la sienne, du côté de Montmartre. Mais tels qu'ils étaient, tels qu'ils sont encore dans le coeur de ces quelques Troyens qu'ils ont su conquérir —non sans mal!—, ils me retiennent encore de coeur et d'esprit. Je sors de la librairie de nouveau prêt à affronter la vie...

         Tout à l'heure, à la bibliothèque, je ne retrouvais guère KIHM et DIMEY que dans les yeux, vifs et doux de Françoise Bibolet, myopes et appliqués d'Henri Jeannet. mais les deux hommes gardaient leur secret. Mon sentiment était complexe, mêlé du bonheur des souvenirs profonds et de l'incertitude des retrouvailles incomplètes. Jean-Jacques KIHM suggérait déjà dans un autre passage de son Testament qu'il en irait ainsi :

               "On te demandera de mes nouvelles
                On te dira que je n'ai plus de voix

                Tu voudras me parler
                Non je t'en prie
                Ne va pas leur dire qui j'étais."(9)

          Devant tant de réserve, je restais pantois. Mais là, sur le parvis de Saint Urbain, dans cette ville secrète et fascinante dont j'étais, vingt ans après KIHM et DIMEY, tombé amoureux, c'est la vie qui reprenait ses droits. Je flânais dans Troyes, sur les traces de KIHM, KIHM moi-même. Le sentiment me vint même "que Bernard était en ce moment devant le théâtre, à deux pas, ou devant le cirque —et que, si je m'y dirigeais, j'allais trouver une chance de me sauver. [...]" (10) Et puis encore : ""demain je vais retrouver Bernard". J'en éprouve une grande joie. Mais c'est curieux comme ce demain me paraît une chose très lointaine, comme si je ne devais jamais y arriver..." (11)

         Et les jours défilent, à rebours:
          En janvier dernier, parcourant déjà ces mêmes rues, je m'arrêtai à la galerie du Point du Jour où l'énigmatique M. Prod'homme, mi-bonhomme, mi-secret, me dit malicieusement se souvenir des débuts "peu faciles" des deux hommes. Lui-même, m'affirma-t-il, était le seul à Troyes à croire en l'aventure de MITHRA (12), revue littéraire bilingue de haute tenue et dans laquelle Bernard et Jean-Jacques avaient mis beaucoup d'espoirs. Espoirs perdus: la revue s'arrêta, à peine soutenue (13) et déjà déficitaire, au numéro 2 (Juillet 1952).
          J'ai retrouvé, ému, à la "B.M.T." les brouillons dactylographiés du numéro 3, numéro qui ne fut jamais publié et qui n'attend désormais qu'une main de fée —et je songe à Françoise Bibolet— pour ressusciter au grand jour. A la lecture de cette revue, je comprends que Jean-Jacques ait pu la déclarer "une de nos créations les plus enthousiastes. Une qui —malgré l'argent encore à rembourser— ne nous a pas trahis. j'en reste heureux chaque fois que j'y pense." (14)

          Le vertige du parallèle me prend et je songe à mon tour, non sans émotion, aux premiers numéros de SENSIBILITES (15)... A Madrigual et à Haligan qui les illustrèrent et les illustrent encore. M. prod'homme connaît et soutient Haligan... J'ai l'impression que des boucles se ferment, que des cycles se perpétuent. Serait-ce là une part de l'héritage que KIHM, DIMEY, HABERT, BIBOLET et d'autres nous ont légué ?
          J'ai l'impression qu'à Troyes moins qu'ailleurs leur souvenir ne peut s'effacer... Et je ne parle pas de cénacles fermés où l'on conserve des sonnets comme d'autres collectionnent des rliques, avec vénération et componction... Non, je parle de la rue, d'un garçon enlaçant un autre dans un petit sentier —il en reste et je les connais!— longeant la Seine ou sur les bancs d'un "Petit Jardin". Et la poésie, me dira-t-on ? Et les livres ? Mais ce sont ceux qui nous restent à écrire qui m'importent. KIHM mourant sur une route de l'Isère (16) ou DIMEY se noyant dans l'alcool, à en mourir... qu'importe là encore? C'est de leur vie qu'il s'agit, de leurs rires, de leurs corps et de leurs âmes mêlés.
          DIMEY & KIHM ne sont point des littérateurs mais des poètes.  "La société les traite de monstres et, sans les comprendre, les rejette." (17) mais leur oeuvre est de vie. Il me restera un jour à remplir les bibliothèques d'amants et les squares de romans... C'est que, moi aussi, "j'éprouve le besoin de murmurer des poèmes d'amour" (18).

          En attendant, Bernard "prépare un bleu soutenu pour faire des ciels en série. Il dit : "Je prépare un petit pot de ciel"." (19)

          Et le ciel s'éclaircit. (20)

Pascal BOURCIER
© 1987

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(7) KIHM J.-J., Oedipe ou le silence des dieux, in l'Avant-Scène Théâtre n° 567, 1er juillet 1975, page 46 (Tableau 1, Intervalle).
(8) DIMEY B., Les kermesses d'Antan, Cahier P.S. n°477, Seghers, Paris, 1956.
(9) KIHM J.-J., Testament, in 65 poèmes d'amour, op. cit. p. 134.
(10) KIHM J.-J., JOURNAL, tome 1 , p. 33. (Troyes, jeudi 21 juin 1951).
(11) KIHM J.-J., JOURNAL, tome 1 , p. 95. (Troyes, 1er mai 1952).
(12) La revue bilingue (français-allemand) Mithra ne connut que deux numéros; un troisième est toujours en friches à la Médiathèque de Troyes (en 2008).
(13) Marcel Jouhandeau, Heinz Risse, Julien Blanc, René-Guy Cadou (et Hélène), René Wintzen, Mme Béalu et Gilbert Socard, contrairement au directeur de l'Ecole Normale de Nancy et à Gibert à Paris, s'y intéressent et la soutiennent, ainsi que le peintre Borsuk qui en dessina le logo.
(14) KIHM J.-J., JOURNAL, tome 1 , p. 127. (Troyes, dimanche 10 mai 1953).
(15) Sensibilités, puis Nouvelles Sensibilités était la revue poétique de l'Entente Littéraire Champenoise qu'ont dirigé Pascal Bourcier, Agnès Guiniot, Françoise Jacquin et Marie-Béatrice Palanchini, entre 1985 et 1992. 
Haligan est désormais un peintre connu sous son nom patronymique : Didier Gaulon.
(16) Jean-Jacques KIHM est décédé à Grenoble, où il avait été transporté, à la suite d'une hémorragie cérébrale, alors qu'il était en vacances à Gresse-en-Vercors, en compagnie de Jean-Jacques Poulet-Allamagny.
(17) KIHM J.-J., JOURNAL, tome 1 , p. 156. (Troyes, 1er août 1954).
(18) KIHM J.-J., JOURNAL, tome 1 , p. 147. (Troyes, vendredi 07 mai 1954).
(19) KIHM J.-J., JOURNAL, tome 1 , p. 139. (Troyes, 08 janvier 1954).
(20) Les références à la "Bibliothèque Municipale de Troyes" (B.M.T.) renvoient aux bâtiments sis rue de la Cité, face à la Cathédrale. Depuis la bibliothèque a été déplacée et les ouvrages ont été transférés à la
"Médiathèque de Troyes" où est entre autres reconstruite quasiment à l'identique la "Grande Salle" datant du XVIIIème siècle. L'ouvrage : Jean-Jacques Kihm & Bernard Dimey à Troyes dans les années 50 y est bien sûr consultable.


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